Depuis son annonce, il y a quelques semaines, le projet de loi 21 a fait couler beaucoup d’encre. Si l’ADEESE souhaite aujourd’hui intervenir dans ce débat, c’est pour dénoncer cette loi, qu’elle juge relever du contrôle social. Dans un contexte où le gouvernement Legault cherche à imposer une ligne de conduite aux enseignantes musulmanes en leur interdisant le port du voile, il nous paraît important de montrer que le projet de loi participe d’une forme de domination et d’exclusion des femmes racisées.
D’abord, il faut savoir que le contrôle social des enseignant.e.s, et donc, des femmes essentiellement, puisque ce sont elles qui représentent la majorité du corps enseignant, est un phénomène ancien. Effectivement, au tournant des XIXe et XXe siècles, être enseignant.e impliquait d’avoir une conduite irréprochable. Les enseignant.e.s devaient mener une vie frugale, éviter les bals, les jeux d’argent, l’alcool et le tabac. Leur vie amoureuse et sexuelle était bien évidemment surveillée. Un.e enseignant.e dont le comportement était perçu comme déviant pouvait se faire retirer son brevet. C’est bien ce que propose le gouvernement Legault, puisque les enseignantes musulmanes qui refuseront de retirer leur voile se verront exclues de leur profession. Si le contexte et l’époque sont différents, il n’en demeure pas moins que, comme précédemment, nous sommes face à une tentative, plus ou moins masquée, de contrôler le corps et la vie des femmes.
Or, il semble bien que, dans nos sociétés patriarcales, le contrôle du corps et de la vie des femmes soit chose commune. Puisqu’on parle ici d’un morceau de tissu (le voile), pourquoi ne pas s’intéresser de plus près à ce formidable carcan qu’est la mode? Au XIXe siècle, la norme sociale imposait aux femmes « bien comme il faut » de porter un corset et une crinoline. Non contents de confiner les femmes à l’espace privé en réduisant drastiquement leurs mouvements, ces deux accessoires mettaient également leur santé en péril (déformations de la cage thoracique, manque d’oxygène, évanouissements, etc.). Si corsets et crinolines ne sont aujourd’hui plus de mise, que dire des talons hauts? Avec de telles chaussures, la capacité de marche des femmes s’amoindrit considérablement. De même, les jupes serrées freinent les déplacements, tandis que les chandails décolletés et échancrés obligent les femmes à contrôler leurs mouvements, sous peine d’en dévoiler plus que ce qui est convenu. Finalement, si le soutien-gorge, en remplaçant le corset, a permis aux femmes de gagner en mobilité et en bien-être, il joue aujourd’hui un rôle ambivalent. En cachant les mamelons des femmes, cet objet a largement contribué à leur érotisation. Tant et si bien qu’une femme ne portant pas de soutien-gorge est perçue comme contrevenant à la pudeur, alors que les mamelons masculins ne dérangent pas l’ordre public.
Tous ces objets ont un point commun: confirmer le contrôle de l’homme sur le corps de la femme. Dans ce cas, pourquoi se focaliser sur le seul voile musulman? Pourquoi ne pas remettre en question d’autres vêtements ou accessoires qui participent de la domination masculine?
La réponse est simple: parce que le voile est relié à des stéréotypes négatifs (intégrisme, soumission, aliénation, etc.) alors que le marketing a fait des décolletés, des jupes, des talons hauts et du soutien-gorge des symboles de la libération féminine et du pouvoir (sexuel, il va sans dire) des femmes, même si, comme on l’a vu, c’est l’inverse en réalité.
À cause de ces préjugés, une femme voilée ne peut être qu’une victime. Or, une victime ne peut pas être une femme émancipée. En France, ce paradoxe a éclaté lorsque la chaîne de sport Décathlon a souhaité commercialiser un hijab de course pour les joggeuses voilées (face aux pressions, la chaîne a finalement renoncé à le mettre en vente). Et pour causes, ce vêtement bouleversait les codes du voile puisqu’il s’agissait ici du voile d’une femme sportive, donc associé à des valeurs de modernité, de force, de détermination, de liberté et de santé. Autant d’éléments qui ne pouvaient pas correspondre avec l’image du voile. Or, ici, le gouvernement Legault s’en prend aux enseignantes voilées, c’est à dire à des femmes intégrées, cultivées, émancipées, qui peuvent devenir des modèles de réussite. Là-aussi, cela ne concorde pas avec les stéréotypes reliés aux femmes voilées. Voilà peut-être l’une des raisons qui incitent le gouvernement Legault à s’attaquer à ces femmes.
Le débat autour du voile établit donc deux catégories de femmes: des femmes émancipées et d’autres qui sont soumises, aliénées et qu’il convient de libérer, au nom du féminisme. En mettant sur le devant de la scène les femmes des minorités visibles, et en les traitant comme des déviantes, ce projet de loi risque d’aggraver le racisme et l’islamophobie, alors que l’État devrait, au contraire, assurer la protection de la diversité.